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Thomas Lévy-Lasne, Exigence et insoumission


Il y a quelques semaines, je retrouvai Thomas dans les allées de Drawing Now où il exposait ses aquarelles de fête à la galerie Backslash et lui proposai une interview. La visite, quelques temps après, de son atelier m'a offert trois heures d'échanges passionnants sur son oeuvre et un voyage à travers l'histoire de la peinture, entre exigence et insoumission.



Dessinais-tu lorsque tu étais enfant ?


Enfant, je me suis beaucoup ennuyé, sans forcément en souffrir. On me posait dans un coin et je restais des heures tout absorbé à mes jouets. Ma pratique du dessin est devenue beaucoup plus intense à l’adolescence en entrant au lycée dans une section scientifique, comme un moyen d’y échapper. À l’époque, j’habitais dans le Marais. Les galeries d’art contemporain y formaient un formidable terrain de jeux… et un bon moyen de briller auprès des filles aussi ! À 18 ans, Boltanski m’était beaucoup plus familier que Philippe de Champaigne.



Quand as-tu décidé de passer le concours des Beaux-Arts ?


L’idée de passer le concours des Beaux-Arts de Paris ne m’avait même pas effleuré. Je la dois aux conseils d’un membre du jury d’un concours d’entrée d’une des écoles des Beaux-Arts de province auxquelles j’avais postulé. Je suis entré à l’ENSBA juste après le bac en 98, avec pour seuls bagages des carnets de dessins et une expérience certaine du tragique de l’existence.


Bords de mer, Huile sur toile, 120 x 120 cm, 2017


Qu’as-tu appris aux Beaux-Arts ?


J’ai fréquenté l’atelier de peinture de Joël Kermarrec, mais l’enseignement technique, quasiment inexistant aux Beaux-Arts m’a beaucoup déçu et l’essentiel de mon apprentissage s’est fait à la bibliothèque. J’y ai tout de même construit des amitiés très fortes, rencontré des gens très différents, notamment Hector Obalk à l’occasion d’une exposition de peinture figurative - Ce sont les pommes qui ont changé – en 2000 avec François Boisrond et Gilles Aillaud entre autres. Cette exposition avait suscité un débat au sein de l’école, une pétition de Boltanski, Messager et Bustamante qui la jugeaient réactionnaire…


Ane, Huile sur toile, 80,5 x 65 cm, 2016


Une pétition ?


À l’époque, la doxa nourrissait un certain mépris pour la peinture et je me souviens de l’énervement manifesté quelques années après par un directeur de l’école pour mes sujets trivialement figuratifs (une oie, un paysage…). Il trouvait que je gâchais mes capacités. Dans cette vision téléologique de l’art, la peinture était jugée dépassée. Cela reste encore malheureusement trop le cas aujourd’hui, surtout dans les institutions publiques, même si les choses évoluent.


Liv sur le chemin, Fusain sur papier, 115 x 150 cm, 2016


Tu as donc rencontré Hector Obalk et été son assistant.


Oui, pendant cinq ans. Cinq années au cours desquelles j’ai visité tous les musées européens, me suis nourri et imprégné des chefs d’œuvre de l’histoire de l’art. Au cours de ces années d’apprentissage, j’ai beaucoup travaillé et appris des méthodes des peintres ainsi que de leurs parcours divers et parfois accidentés. Cela invite à l’humilité, à la patience et à l’obstination. Je continue à m’intéresser aux peintres et à leurs œuvres lorsque j’écris des chroniques pour le magazine Citizen K. Le dernier article consacré à Morandi m’a replongé dans son univers janséniste. J’ai été ému de constater qu’il avait vécu toute sa vie à Bologne avec ses trois sœurs et y avait consacré tout son temps à la peinture, sans jamais voyager.


Fête 83, Aquarelle sur papier, 2017

Ma question est un peu réductrice mais pourrais-tu citer quelques noms d’artistes qui t’inspirent ou t’émeuvent ?

Gustave Courbet, Le rut du printemps, 1861, Huile sur toile, Musée d'Orsay

J’ai une affection particulière pour les peintres du 17ème siècle, que ce soit Velasquez, Vermeer ou Rembrandt. Un moment matérialiste bien étrange où l’existence de Dieu était mise en doute et l’idée de Nature pas encore éclose. Je suis également touché par les peintres du 19ème comme Courbet, plongés dans le flottement d’une nouvelle tradition de liberté, sans commande. Je citerais, par exemple, Le rut du printemps, un tableau immense, à l’échelle de la peinture d’histoire, pourvue du même souffle, mais représentant un sujet trivial de cerfs en rut.


Et des peintres du 20ème ?


La grande rétrospective de la Tate consacrée à Lucian Freud en 2002 a été un choc, la confirmation qu’une peinture figurative puissante et singulière était encore possible. Cette exposition m’a autant ravi que plongé dans le désespoir car je n’avais plus le droit de penser que c’était impossible de faire une peinture figurative puissante et vivante à mon époque. Beaucoup de peintres du 20ème m’ont influencé. Il y aurait une contre histoire de l’Art du 20ème à écrire peuplée d’oubliés ou de sous-estimés magnifiques comme Jürg Kreienbühl, Christian Schad, la dernière période d’Edouard Vuillard et tant d’autres.


Jürg Kreienbühl, Les HLM à Nanterre, 1968


Y a-t-il un lien entre les sujets que tu peins ou dessine et les supports et techniques utilisées ?


Fête 81, Aquarelle sur papier, 2017


J’aime aller d’un médium à un autre et adapter le support en fonction du sujet. Les webcams érotiques, par exemple, sont des dessins au crayon plutôt rapides où je m’autorise plus d’humour et de légèreté. Peindre une blague pendant quatre mois serait assez pathétique ! L’aquarelle, par sa fluidité, fonctionne bien pour les dessins de fête que je n’imaginerais pas du tout adaptés à une peinture sur toile, plus statique par la pesanteur de sa matière. Le fusain me permet quant à lui d’explorer le rapport lumière – ombre et de me confronter à une gestualité plus prononcée, un mouvement plus physique.


Quel rapport entretiens-tu entre dessin et peinture ?


Vertige, Huile sur toile, 150 x 200 cm, 2016

Toutes ces techniques nourrissent ma pratique de la peinture à l’huile et me permettent de progresser dans cet art qui me paraît le plus exigeant. J’ai souvent l’impression que certains artistes font de leur malfaçon, un style et s’arrêtent là, sans évoluer. J’essaie de suivre une autre voie, de faire progresser ma technique, de m’y perdre. La pratique du dessin m’y aide beaucoup.

As-tu des thèmes privilégiés, des sujets qui t’intéressent plus particulièrement ?


Je n’ai pas vraiment de sujet de prédilection. Ce qui m’intéresse, c’est le monde des apparences dans sa diversité, de l’esprit le plus futile aux sujets les plus graves.

Webcam 52, Crayon sur papier, 2016


Et la sexualité ?


La sexualité est un invariant de l’existence qui m’intéresse à ce titre. Représenter un sujet qui transcende les époques en l’ancrant dans une contemporanéité est un objectif passionnant pour un peintre. Dans ma série de webcam, je dessine tous types de corps et de pratiques et m’autorise une liberté bien plus vaste en émotion et en position que ce qui nous est proposé par les stéréotypes véhiculés par l’industrie pornographique.


J’ai remarqué que beaucoup de tes personnages sont représentés sans tête.


Le hors champ m’intéresse beaucoup. Artiste du 21ème siècle, je m’adresse à des contemporains imprégnés de culture photographique et cinématographique. Cette culture inconsciente me permet d’user de métonymies ou de sous-entendus sûrement incompréhensibles à un humain qui n’aurait jamais vu de film !


Webcam 49, Crayon sur papier, 2016


Le monde des objets m’intéresse également car il dit quelque-chose de l’époque, de la mondialisation, de la société de consommation, de la standardisation… Tu me faisais remarquer qu’il y avait beaucoup d’étagères Billy en arrière-plan et, effectivement, l’esthétique Ikea fait partie consciemment ou inconsciemment de nos vies. J’aime aussi les détails en apparence anecdotiques comme les boules de câbles électriques dans les recoins d’appartement. J’essaie de peindre la banalité de l’existence et des choses. Je ne suis pas un peintre du mystère et des mondes cachés. Le vrai mystère, la vraie inquiétude restant pour moi l’existence même d’un monde.

Quels sont tes projets ?


Je finis actuellement mon premier court métrage – Le collectionneur – une fiction sur la peinture et le goût du réel produite par Bathysphère productions. Il sera diffusé cette année sur France 2. Je commence aussi doucement à réfléchir à ma deuxième exposition dans la galerie Backslash. L’espace est grand et je suis lent : je dois m’y prendre bien en avance ! Dans la foulée de mon exposition à Drawing Now, je continue également à produire quelques aquarelles de fête.


Manifestation, Fusain sur papier, 2016


Elles ont récemment donné lieu à un projet d’édition.


Oui, La Fête vient de paraître aux Editions de la Ménagerie. L’idée de Patrick Scemama, l’éditeur, est de retrouver une tradition de livres d’artiste, peintre/écrivain. Mes aquarelles de fêtes y apparaissent aux côtés d’un texte inédit d’Aurélien Bellanger. J’en suis très heureux.

Fête 82, Aquarelle sur papier, 2017

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