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Hélène Muheim, Tragique et Merveilleux


Lorsque j'évoquai avec elle l'idée de l'interviewer, Hélène me proposa de passer à son atelier au jour déclinant, alors que - privée de lumière - il ne lui serait plus possible de dessiner. J'allais enfin tenter de percer quelques-uns des mystères d'une œuvre subtile qui m'émeut autant qu'elle me transporte. Les dessins d'Hélène Muheim sont une invitation à rejoindre un monde où le tragique de l'existence s'apaise et se sublime au contact du merveilleux.



Je sais que tu as étudié aux Beaux-Arts dans les années 80. Quelle place y tenait alors la figuration ?

J’ai commencé les Beaux-Arts à Montpellier, puis un an à l’université en Angleterre, pour enfin passer mon diplôme à Nîmes. J’étais dans un vrai désir de trouver une autre figuration que celle de mes ainés (Combas...) avec une narration et une technique très précise. Je travaillais à l’huile, avec des pinceaux très fins, et me sentais totalement perdue au sein de cette école portée par Support Surface. Viallat est un jour sorti de mon atelier en claquant la porte, mais je savais qu’il me fallait continuer à chercher dans cette voie. Et pourtant, l’un des artistes dont j’admire le plus le travail aujourd’hui est Opalka : on est très loin de ma pratique artistique !

Petit paysage au rocher - rémanence 2, 50 x 40 cm, Poudre de graphite et ombres à paupière sur papier



Qu’est-ce qui t’a amenée au dessin après la peinture ?

Je peignais sur des grands formats en bois mais je me suis cassé la colonne vertébrale et il n’a plus été question pour moi de travailler sur des supports aussi lourds. Quand nous nous sommes installés dans notre maison, Eudes (Menichetti NDLR) et moi, il y a une vingtaine d’années, j’ai commencé à utiliser le logiciel Flash pour faire des petites animations. Cela m’a permis d’appréhender la narration totalement différemment. Bien qu’écrasée par la complexité de la programmation, cela m’a apporté de la légèreté et m’a permis de montrer une part de moi plus légère, plus rigolote. Dans Flash, pour dessiner, on utilise le tracé vectoriel, les courbes de Bézier. Ce sont ces lignes numériques qui paradoxalement m’ont portée vers le dessin, avec un vrai papier et un vrai crayon.


Léonard de Vinci, La Vierge, l'Enfant Jésus et sainte Anne, Huile sur panneau de peuplier, Musée du Louvre



Quand on contemple tes paysages, les arrière-plans de Léonard de Vinci et leur sfumato viennent immédiatement à l’esprit…

Léonard de Vinci est un artiste qui m’émeut toujours. J’aime la façon dont il révèle un paysage en mettant en scène des personnages. Dans sa « Sainte Anne », les personnages trônent au premier plan, mais sont sublimés par le paysage que l’on voit en arrière-plan, esquissé de bleus, de lumière et flouté par le sfumato que tu évoques. Beaucoup d’autres paysages historiques me hantent : Patinir, Caspar Wolf, la naïveté des gravures du XVIIème siècle.


Joachim Patinir, Repos pendant la fuite en Égypte, Gemäldegalerie, Berlin

Souvenir de Patinir, le baptême, 30 x 40 cm, Poudre de graphite et ombres à paupière sur papier


Ceux de tes paysages enchâssés dans une forme qui ressemble presque à certaines créations de Lalique ou d’autres maîtres verriers Art-nouveau sont comme dans des bulles spatio-temporelles dans lesquelles on a envie de s’aventurer.

Ce sont des bulles de souvenir qui se déposent sur le papier. Les images avec lesquelles on a grandi, notamment issues de l’histoire de l’art, ont façonné notre imaginaire et s’entrecroisent dans nos mémoires. Warburg montre bien ces connexions dans son atlas. J’ai la même impression d’une interconnexion avec les images du monde. D’où cette question : comment intègre-t-on les diverses représentations de paysages qui nous ont imprégnées depuis notre enfance avec l’expérience physique des paysages que nous traversons ? Quand je marche dans la nature, même en Inde où je pars chaque année, je me rends compte à quel point ces images sont inscrites en moi. La façon dont j’observe ou admire les paysages est empreinte de leur existence. J’essaie à la fois de sortir de ces cadres sans pour autant en nier la réalité. Quand je l’enferme dans cette petite bulle, c’est le paysage dans son historicité qui m’intéresse.


Aby Warbung, Atlas mnémosyne (extrait)


En parlant de sortir du cadre, tu me montrais tout à l’heure un de tes dessins dans lequel tu as représenté un paysage sur une feuille, elle-même dessinée sur le papier, comme une mise en abîme…

Je voulais représenter un paysage sur une feuille de papier sur… une feuille de papier. Je l’ai donc suggéré par ce coin retourné qui laisse entrevoir l’envers de la feuille…J’essaie de parler de la représentation d’un paysage ancien en lui donnant une expression contemporaine.


Twisted landscape, 22,5 x 31,5 cm, Poudre de graphite et ombres à paupière sur papier



Qu’entends-tu par paysage ancien ? Evoques-tu le paysage lui-même ou sa représentation ? La nature a-t-elle évolué au même titre que la représentation ?


Oui, nous faisons face à une perte misérable de la nature. Il faut marcher longtemps, très longtemps pour voir un paysage dénué de construction. Et encore, des éléments techniques tels que des bornes, pylônes, balises, en dénaturent souvent la pureté. Mes dessins sont une façon de protéger la mémoire de ces paysages. Je n’ai aucune nostalgie des époques passées sauf pour vivre l’expérience d’une nature préservée.

Tu as réalisé une série de dessins en hommage au paysagiste anglais du XVIIIème siècle, Capability Brown, qui comprend notamment Twisted Landscape (ci-dessus reproduit). C’est un paysage où la nature se trouve en partie maîtrisée par la main de l’homme.


Un paysage est le miroir des relations de l’homme avec la nature, comme une plaque photographique sur laquelle il aurait laissé une trace, une histoire à raconter. Capability Brown a complètement modifié les jardins anglais inspirés alors des jardins rectilignes à la française, en concevant des paysages où la nature semble reprendre un peu ses droits. C’est délirant de penser que les propriétaires de ces domaines ont vécu dans des chantiers infernaux et mis leur fortune à son service, nous offrant tels des mécènes, des siècles plus tard, un émerveillement.


Under the leaves, 200 x 210 cm, graphite et ombres à paupière sur papier



Un ami paysagiste évoquait l’amour presque paternel porté par Chateaubriand pour les arbres qu’il avait plantés dans son domaine de la Vallée-aux-Loups. Dans les Mémoires d’outre-tombe, il raconte leur avoir « adressé des élégies, des sonnets, des odes. Il n’y a pas un seul d’entre eux que je n’aie soigné de mes mains, que je n’aie délivré du ver attaché à sa racine, de la chenille collée à sa feuille ; je les connais tous par leurs noms, comme mes enfants ». Tes paysages sont aussi des mondes empreints de merveilleux.

Cela me fait vraiment plaisir que tu y vois cela. Mon travail parle de la disparition des paysages mais aussi du merveilleux. J’ai à la fois l’impression de maquiller les reliquats du monde, tout en montrant que le merveilleux existe encore. Je ne parle pas que de tragique ! Dans tout paysage perçu il y a toujours son double imaginaire.


Try to follow, 22,5 x 31,5 cm, Poudre de graphite et ombres à paupière sur papier


Il y a une forme de mysticisme dans tes dessins


Je revendique tout à fait ce mysticisme, sans me rattacher à aucune religion. La pratique du dessin amène souvent à des moments de grâce, presque hypnotiques, où je ne réfléchis plus, où je me laisse porter, où le dessin m’échappe.

L’artiste que j’ai interviewé avant toi, Damien MacDonald évoquait la main comme un médium, un intermédiaire entre des mondes de l’esprit et la feuille de papier.


Le dessin peut être proche de la méditation. Dans ma pratique du dessin, j’oscille entre un dessin qui va se former au gré des formes révélées, et d’autres beaucoup plus contrôlés, notamment pour les Horizons où les blancs préservés nécessitent une préparation et un geste très précis … J’aime la rigueur que cela m’apporte mais je ne pourrais pas faire que ça. J’ai besoin que les choses m’échappent. Quand je dessine, je m’abstrais du monde jusqu’à atteindre parfois un trouble, un émoi ou un égarement épuisant.


Remember the clouds, 70 x 100 cm, Poudre de graphite et ombres à paupière sur papier



Dans tes derniers dessins de paysage, les personnages n’apparaissent que rarement. On devine de temps en temps un petit âne ou tu fais apparaître un cerf, en premier plan ou plus caché.


Dans les gravures de Goya, l’âne est souvent représenté comme une allégorie de la bêtise du peuple. Dans mes dessins, je suis l’âne, bien consciente de ma petitesse. Quant au cerf, c’est l’esprit de la forêt, un animal sage et solitaire face à la nature. Symboliquement, ses bois repoussant chaque année après être tombés, il apparaît comme une image de la résurrection. Mon grand cerf blanc devient donc un symbole christique. Celui que tu vois là est tragique et porte sans doute le souvenir de la mort de mon frère survenue il y a plus de trente ans dans une avalanche. Sa mort revient régulièrement dans mes dessins.


Son âme est restée collée sous ma langue, 200 x 210 cm, Graphite et ombres à paupière sur papier


Tu travailles à partir de tes souvenirs, sur le vif, d’après photo ?


Je réalise des croquis quand je voyage. J’écris aussi beaucoup et prends des photos. Dans la lignée de ce que j’expliquais, j’emprunte également des images à l’histoire de l’art, des micro-bouts de paysages que je trouve dans des tableaux ou des gravures… C’est un mélange. J’ai des constructions d’images dans la tête et je fouille en fonction de cela dans ce bazar que j’ai sous la main.


L’utilisation de teintes sourdes est, j’imagine, un choix délibéré qui s’inscrit dans l’idée du souvenir et du paysage imaginaire.


Je travaille avec des effets de superposition et de transparences. Il faut souvent se contorsionner pour voir tous les détails de mes dessins, la lumière change tout. Je préfère que l’on devine les choses plutôt qu’elles n’explosent. Leurs couleurs s’inscrivent dans l’esprit des images fantômes. Dans mes derniers dessins sur papier blanc, j’ai travaillé sur des effets de matière, la couleur y est plus présente, tout en restant ténue.


Tu utilises toujours tes ombres à paupière ?


Oui, regarde ma table à outils ! (Hélène me montre un meuble rempli d’une impressionnante variété de maquillage que viennent compléter crayon et outils plus classiques du dessin). Le paradoxe, c’est que je ne sais pas l’utiliser sur mes paupières. J’aime la douceur exquise de l’ombre à paupière, qui rentre parfaitement dans la peau du papier. Je dessine par masse et non au trait. Bizarrement j’ai appris à peindre avant de dessiner !


Ligne d’horizon, paysage indien, 100 x 70 cm, Graphite sur papier


Et la lumière et sa place dans le choix des papiers blancs ou sombres ?


Elle est fondamentale, mais c’est ce qu’il y a de plus difficile à exprimer. J’ai encore récemment jeté un très grand dessin à la poubelle car j’avais perdu les blancs qui le structuraient. Après une série de petits dessins dont le centre était cerné par un blanc tournant, j’ai ressenti le besoin d’inverser, de mettre la lumière au milieu de quelque-chose de sombre, bleu en l’occurrence car ce papier n’est pas noir, contrairement à ce que l’on pourrait penser. Au départ, c’était une sorte d’exercice destiné à débarrasser mon esprit d’images qui m’alourdissaient, à les déposer sur le papier comme des images fantômes enregistrées sur la pellicule d’un film.


Quelle que soit la couleur du papier, il doit être toujours très lisse. Quand on apprend à dessiner, on nous impose généralement des papiers un peu grainé, des outils comme le fusain, pastels … et ils apparaissent comme un impératif. Il est difficile de se détacher des techniques « historiques » pour lesquelles on a une immense admiration et de trouver ses propres outils. S’extraire de ces codes, de ces principes est une entreprise complexe mais salvatrice. Le travail de l’artiste se met souvent en place grâce au choix personnel de ses outils.



Quels sont tes projets en cours ?


Je prépare une expo pour le 6B sur l’île Saint Denis, un lieu particulier où nous intervenons en nous questionnant - entre autre - sur ce qu’il reste de la nature sur cette île. Pauline Lisowski, qui en est le commissaire, est paysagiste de formation et a donc un regard particulier sur nos travaux. J’ai choisi de travailler différemment et de faire éclater le paysage, en représentant avec deux grands formats, un monde du dessus fragile et froid, et un monde du dessous, sorte de marécage peuplé d’images fantômes.



Cliquer sur les flèches pour faire défiler le diaporama

A propos de fantômes, tu as réalisé une série de dessins à partir de photographies médiumniques où des images spectrales apparaissent…


Ces images sont sublimes, fascinantes. A la mort de mon frère, j’ai vécu une expérience suffisamment troublante pour que je sois intriguée par cet univers-là. Étudiante, j’ai travaillé à la Maison de la Radiesthésie à Paris, une expérience délirante, un conte rempli de sorcières et de fées bienveillantes. J’aime rêver comme mes amis indiens aux esprits et aux dieux, à une nature vivante, au merveilleux. Pas toujours évident de ne pas passer pour une dingue ici.



Peu importe, finalement. Il faut accepter que certaines choses soient inexplicables. Ca fait aussi partie de la beauté du monde que de ne pas tout enfermer dans une rationalité. Je n’en ai pas envie, personnellement.


Moi non plus. Penser autrement serait la fin de mon monde.


Exposition Une île au 6B, Commissariat Pauline Lisowski

6-10 quai de Seine, Saint-Denis

Du 19 octobre au 10 novembre 2017

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