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Albert Palma, Faire parler le corps



Par un bel après-midi de juin, Albert Palma m'a reçu dans son appartement face aux Buttes-Chaumont en compagnie de sa fille Maya, artiste elle aussi et scribe éphémère pour les besoins de notre entretien. Les cris enjoués des enfants que l'on devinait provenir du parc voisin, Albert ne les entendait pas ; Maya se chargea donc d'écrire mes questions au fur et à mesure de notre échange avec une attention où transparaissait à chaque geste l'amour d'une fille pour son père. Il est impossible de résumer en quelques lignes préalables les vies d'Albert Palma. Je dirai juste en vrac qu'il étudia la littérature et l'histoire de l'art, fut bûcheron et aussi comédien avant de devenir maître d'arts martiaux, écrivain, peintre ou encore dessinateur.



Votre entrée dans la pratique du dessin s'est faite en 2003 par la découverte de l'œuvre d'Henry Bauchau. Comment est née cette rencontre littéraire ?


Une nuit, à peine refermée cette merveille littéraire qu'est Le journal d'Antigone, j'ai ressenti le besoin d'en remercier l'auteur. En envoyant ma lettre de lecteur enthousiaste, je n'avais aucun espoir de réponse. Cet acte de reconnaissance fondamentale était une bouteille jetée à la mer. Pourtant, une semaine plus tard, Henry Bauchau m'adressait une lettre manuscrite à l'encre bleu clair où, s'excusant du retard pris à me répondre, il se disait bouleversé par ma lettre et me priait d'attendre un peu pour que nous développions notre relation. J'étais hors sol, hors ciel, laminé tellement j'étais heureux ! Ce fut pour moi un événement considérable, même si je n'en pris la mesure que plus tard.


Quelques mois plus tard, Henry m'envoya La pierre en chagrin, un petit opuscule édité chez Actes Sud avec cette dédicace très sobrement écrite : « à Albert Palma, ces pierres du temps et de l'évènement futur ». Je me suis beaucoup interrogé sur le sens de cette dédicace. Je pouvais plus ou moins comprendre la métaphore des pierres du temps, mais l'événement futur me restait complètement énigmatique. Je pense qu'il s'agissait sans doute de mon entrée dans le dessin.


Comment s'est-elle effectuée ?


Après l'avoir lu et relu, je me suis mis à travailler sur ce texte inspiré par l'abbaye du Thoronet. Non pour l'illustrer — Pascal Quignard a très bien analysé l'impossible illustration d'un poème — mais pour l'accompagner de mes petits éléments de compréhension. J'ai commencé des exercices, copié et recopié les poèmes et me suis trouvé, par ce moyen-là, projeté au pied du scriptorium comme j'en avais rêvé lors de mon adolescence, passionné que j'étais alors par les enluminures du moyen âge où dessin et verbe sont intimement et magnifiquement liés.


Puisqu'il s'agissait d'un poème sur l'abbaye du Thoronet à l'architecture cistercienne, je devais me conformer à ses mystères et retrouver, par une symbiose entre texte et dessins, les données pneumatistes du langage. Sur du papier millimétré, j'ai dessiné des vitraux, en y introduisant une forme de contemporanéité, résultat en apparence simple de très grands travaux préparatoires. J'ai su après la mort de Bauchau qu'il avait fait une copie de l'un de ces dessins et l'avait plaqué sur la couverture d'un cahier.


Albert Palma, Sans titre, Extrait de « Corps du roi », Encre et gouache sur papier, 29,7 x 21


La copie de textes, qu'ils soient de Henry Bauchau, Pascal Quignard ou encore Pierre Michon, trois écrivains avec qui vous avez étroitement travaillé, tient une place importante dans votre œuvre.


L'activité de copiste a joué un grand rôle dans le développement de mon travail. Comme je l'évoquais, j'ai été fasciné dès mon jeune âge par l'activité des moines copistes qui ont développé une très grande science dans cet art, bien qu'ils aient malheureusement laissé très peu d'écrits à ce sujet. La découverte de l'extrême orient m'a par la suite apporté un autre regard sur la copie. Dans l'art de la Chine classique, disait Simon Leys, il n'est nullement question de faire copie de la nature ou du spectacle du monde, mais de copier le geste créateur. Quelle ambition démesurée !

Albert Palma, « La grande Beune », Encres sur papier Canson, 68 x 99 cm


Vos planches d'écritures, libres et régulières, sont très belles. L'écriture est- elle un dessin ?


Oui, elle l'est, absolument. L'écriture a un certain sens esthétique même s'il est minimaliste. « Ecrire et dessiner sont identiques en leur fond », écrivait Paul Klee (in Théorie de l'art moderne, 1964).


« Une ligne rêve. On n’avait jusque-là jamais laissé rêver une ligne. Une ligne attend. Une ligne espère. Une ligne repense un visage. Lignes de croissance. (...) Voici une ligne qui pense. Une autre accomplit une pensée. Lignes d’enjeu. Ligne de décision. Une ligne s’élève. Une ligne va voir. Sinueuse, une ligne de mélodie traverse vingt lignes de stratification. Une ligne germe. Mille autres autour d'elle, porteuses de poussées : gazon. Graminées sur la dune. Une ligne renonce. Une ligne repose » (Extrait d'une lettre écrite en 1975 par Henri Michaux au galeriste Karl Flinger qui exposait des œuvres de Paul Klee).


Vous travaillez avec une économie de moyen : papier, encre,plume.


Je m'exprime, comme Beckett, dans la pénurie de langage. Bauchau était très proche de Beckett dans ce sens-là aussi : parler, presque au point de se taire, écrire, presque au point de rejoindre l'invisible de l'écriture. Henry disait que je faisais beaucoup avec très peu. Je travaille sur différents papiers, mais ma plus grande joie va au dessin sur vélin sur lequel j'ai entrepris beaucoup de très lents et périlleux travaux.

Albert Palma, Sans titre, Plume, bille et encres sur papier, 100 x 70 cm, 2013


Ce minimalisme est-il une forme d'exploration de l'intime ?


C'est ma façon de m'ouvrir au monde. J'étais en quelque sorte explorateur dans ma jeunesse, mais depuis trente ans je suis devenu sédentaire. Seul à Paris, dans mon appartement, j'ai eu peur que le monde ne vienne plus à moi. Par le truchement de l'image patiemment composée et du verbe, j'ai pu entretenir une relation ouverte sur le monde.


La profondeur du verbe et la poésie que Bauchau exprimait dans La pierre sans chagrin m'ont bouleversé à un point tel qu'il m'a offert l'occasion de faire une sorte d'auto-analyse. J'analysais les poèmes et, en même temps, je m'analysais moi-même, sans même le vouloir, voyant un peu plus clair dans les brutalités qui bousculaient à cette époque ma vie intérieure.


Comme une psychanalyse ?


La psychanalyse ne m'intéresse pas beaucoup; ce que l'on ramène — très difficilement — de l'inconscient est trop rudimentaire ! L'art m'analyse beaucoup plus que l'investigation psycho-analytique. II y a plusieurs façons d'accéder à l'art et il y a plusieurs façons d'accéder à son intériorité, notamment par le corps. Faire parler le corps. C'est ce que disait Bauchau : qu'est-ce qu'une porte de parole qui ne débouche pas sur le vrai corps ? Il travaillait entre la psychanalyse et sa connaissance de l'extrême orient.


Le dessin est donc une façon de faire parler le corps ! Comment le cerveau, l'âme ou que sais-je encore commande ou fait parler la main ?


Vous posez là une question essentielle, mais d'une complexité inouïe, qu'il est impossible d'expliquer en peu de temps. Avant même de se saisir d'un moyen d'expression, il faut travailler ce substrat fondamental qu'est le schéma corporel, seul en mesure de lui donner du sens. Les arts martiaux que j'ai pratiqués une dizaine d'années en Asie, principalement au Japon, m'ont appris à prendre conscience de mon schéma corporel et à réorganiser ma pensée à travers lui : trouver le geste approprié, se débarrasser des gestes insignifiants ou inutiles. C'est un très long apprentissage, qui m'a été salvateur. Ma rencontre avec Henry Bauchau a ensuite illuminé et donné un sens nouveau à cette culture physique extrême-orientale traversée par l'idée de Qi — l'énergie vitale — qui doit imprégner toute chose, et donc évidemment l'œuvre d'art. II a aussi illuminé mes lectures de Marcel Jousse sur l'anthropologie du geste.

Portrait d'Albert Palma par Aude Goullioud


Le mouvement répétitif du geste dans la retranscription d'un texte est aussi, j'imagine, source de douleurs physiques. Rien ne le laisse pourtant transparaître dans vos œuvres.


Je suis ravagé par un cancer depuis de longues années et il m'arrive souvent de travailler dans de grandes douleurs physiques. Je fais le meilleur quand j'arrive à trouver le moyen de surmonter ma douleur et de lui dire : « accompagne-moi ». Dernièrement, j'ai travaillé sur les œuvres « médiévales » de Pierre Michon, un travail très régulier qui m'a aidé à surmonter ma souffrance. Ce sont de très grandes planches sur vélin où le verbe est régulier, monotone. II en faut de la constance, de la patience pour réaliser chaque trait ! Le repentir y est interdit. Chaque planche est une épreuve. Comme vous le dîtes, rien n'y laisse apparaître ma souffrance physique. Ces dessins ont pourtant été une épreuve physique incroyable (Albert détache les syllabes et l'on comprend en l'écoutant à quel point l'épreuve a dû être difficile). In-croyable.


Votre handicap— la surdité — est lui-aussi une souffrance physique. A-t-il pu exercer une influence sur votre travail ?


C'est difficile à dire ... Ma surdité est un grand drame. Ce handicap est d'un cynisme effroyable. Il est très humiliant. Le sourd est l'idiot au bout de la table. L'aveugle est vu d'une façon beaucoup plus noble. On dit sourd-dingue, jamais « tiens, j'ai vu un aveugle dingue ! »


Je n'ai pas du tout répondu à votre question, mais à mon trauma ! Quand on subit les affres d'une déprivation sensorielle, on cherche à compenser. Ce que j'exprime est donc toujours un genre de compensation à mes manques.

Albert Palma, Sans titre, plume sur papier, 75 x 110 cm, 2017


Paradoxalement, je perçois un lien entre vos œuvres et la musique. Dessiner serait-il alors un moyen de composer ?


Tout à fait. Il m'arrive de composer des musiques en dessinant et là, je me marre ! Je suis bien sûr un merveilleux chef d'orchestre, tous les instrumentistes sont à mes pieds, dociles et je t'invente de ces sons, comme je les veux ! Une merveille de bulles qui éclatent tout à coup !


Nous avons évoqué le Thoronet, la figure des moines copistes, Henry Bauchau qui était, je crois, croyant de religion catholique... Etes-vous vous-même croyant ?


Oui, Henry Bauchau était, et j'espère qu'il l'est toujours, croyant ! Albert énonce cette phrase avec une tendre malice et nous sourions tous, Maya, lui et moi.


Je me pose à ce sujet de très grandes questions. J'ai parfois des élans vers un dieu absolument inconcevable, c'est-à-dire vraiment miséricordieux. Mais s'il l'est vraiment — miséricordieux — je ne comprends pas ce qui se passe sur terre. Je bute sur la vieille interrogation de l'existence du bien et du mal. L'enfer est de ce monde. Un vieux japonais merveilleux — Issa — a écrit un haïku extraordinaire : « En ce monde, nous marchons sur le toit de l'enfer et nous contemplons les fleurs ». C'est magnifique ! Ca résume le drame humain. Je ne fais là qu'ajouter des strates d'agnosticisme ; mes élans vers un Dieu miséricordieux ne sont que des ressorts de l'espérance, qui tendent à se casser parfois, bien sûr. Bauchau a aussi eu ces doutes et je crois qu'il pensait aussi par espérance. Il connaissait trop bien le spectacle du monde.


Voilà, que sais-je ? Je ne peux pas répondre. Je suis effrayé par le spectacle de la nature humaine, effondré par l'état du monde et celui de la conscience. II y a bien sûr de superbes îlots de résistances chez les humains, mais ils sont si peu nombreux.


Est-ce pour cela que vous avez si peu représenté la figure humaine ?


II y a trop d'hommes — et pas assez de figures humaines ! Le monde de l'art, de la littérature, de la poésie, nous offre plus de chance de voir des figures humaines.

Sans titre, encres sur carton, 110 x 80 cm, 2010

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