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Splendeur et richesse du bijou dessiné


Depuis 2018, l’Ecole des Arts Joailliers a entrepris un important et inédit travail de recherche sur le dessin joaillier mené par l’historien de l’art Michaël Decrossas à partir du Fonds Van Cleef & Arpels sur la Culture Joaillière inventorié par l’archiviste Stéphanie Desvaux.


De ce travail de collaboration est née une passionnante exposition, Le bijou dessiné, que l’école nous invite à voir en ses locaux – elle est gratuite sur simple réservation - jusqu’en février 2022. Michaël Decrossas et Guillaume Glorieux, directeur de l'enseignement et de la recherche ont répondu aux questions d’une passionnée de dessin … et de bijoux !



L’exposition, d’une exceptionnelle richesse, offre un regard inédit sur le bijou dessiné.


Guillaume Glorieux (GG) : Les commissaires de l’exposition Michaël Decrossas et Stéphanie Desvaux ont travaillé à partir du fonds Van Cleef & Arpels qui regroupe des documents d’archives – pour l’essentiel des dessins (près de 10.000), mais aussi des photographies et des fiches techniques - provenant de différentes maisons de joaillerie, ateliers ou collections. C’est un fonds très vivant, régulièrement enrichi et inventorié à des fins de recherche et de valorisation à visée pédagogique.

Le fruit des recherches entreprises par Michaël sur le dessin joaillier de la Renaissance à nos jours a permis de construire un cours dispensé dans notre école depuis mai dernier, de coéditer un beau livre avec Norma et de concevoir l’exposition.



Le dessin joaillier y est présenté sous un angle technique, mais aussi sensible.


Michaël Decrossas (MD) : Ce choix s’est très vite imposé. Le dessin de joaillerie est bien sûr un dessin technique destiné à un atelier de fabrication, mais aussi un dessin esthétique, tant en lui-même, en particulier dans sa version gouachée, que dans sa destination, la fabrication d’une pièce à identité esthétique.

Léon Hatot, Dessin d'une broche Paon, vers 1920, Paris, Fonds Van Cleef & Arpels sur la Culture Joaillière


Le dessin joaillier est apparu à la Renaissance, mais l’exposition couvre ce que vous nommez un grand XIXème siècle, de la fin du XVIIIème siècle à la première guerre mondiale. Pourquoi ce choix ?


MD : Le dessin joaillier apparaît en effet à la Renaissance ; le plus ancien dessin connu, conservé au musée du Louvre, est de Pisanello (1395-1455). Plusieurs raisons nous ont toutefois conduits à resserrer notre propos sur le XIXème siècle. Des raisons d’abord pratiques liées au corpus disponible. Le dessin le plus ancien du fonds Van Cleef & Arpels date de la fin du XVIIIème siècle. Des raisons académiques, également, cette période charnière étant dotée d’une grande diversité de pratiques et de techniques. Le corpus rassemble aussi bien des dessins réalisés selon des techniques anciennes, que des gouachés joailliers, technique apparue au XIXème siècle encore majoritairement utilisée aujourd’hui.


GG : Le long XIXème siècle est foisonnant de créativité : des modèles anciens côtoient des propositions beaucoup plus novatrices et d’avant-garde sur un plan esthétique et technique. L’exposition met en scène des créations de grandes maisons, comme Tiffany, Vever ou Lalique, à côté de noms beaucoup moins connus, tels que Alexandre Brédillard ou son successeur, Léon Hatot (1883-1955).

Léon Hatot, Dessin de pendentif avec chaîne, vers 1912, Paris, Fonds Van Cleef & Arpels sur la Culture Joaillière


Vous évoquez la diversité des techniques graphiques sur la période considérée. Les dessins exposés témoignent de cette richesse.


MD : Plusieurs facteurs expliquent cette diversité. Les matériaux et le matériel utilisés dans les arts graphiques – types de papier, instruments, couleurs… - se modernisent au cours du XIXème siècle et les techniques évoluent donc au gré de ces innovations. Des choix personnels, propres à tel dessinateur ou atelier, marquent également des différences de procédés. René Lalique est par exemple connu pour son utilisation du papier végétal BFK Rives, traité spécialement à l’huile de lin pour obtenir un effet de transparence. L’atelier Brédillard-Hatot utilisait quant à lui des papiers cartonnés beiges, résultat sans doute d’un choix pratique et esthétique.


René Lalique, Dessin de plaque de cou « Cygnes », vers 1900, Fonds Van Cleef & Arpels sur la Culture Joaillière

Qui sont les auteurs de ces dessins ? Les joailliers disposaient-ils d’une formation académique au dessin ?


GG : Dès le milieu du XVIIIème siècle, des joailliers se forment au dessin à l’Ecole Royale Gratuite du Dessin créée par le peintre Jean-Jacques Bachelier. Cette école parisienne sera suivie par une cinquantaine d’autres disséminées dans tout le royaume afin de permettre aux artisans de tous les champs des arts décoratifs d’accéder à un savoir technique et artistique. Au XIXème siècle, l’école BJOP (Bijouterie, Joaillerie, Orfèvrerie), créée en 1860 et aujourd’hui encore active sous le nom de Haute Ecole de Joaillerie, place la pratique du dessin au cœur de ses apprentissages.


MD : De nombreux joailliers du XVIIIème siècle se sont formés à l’Ecole Royale Gratuite de Dessin, dont l’une de ses illustres figures, Marie-Etienne Nitot. La formation permettait aux artisans de maîtriser les aspects techniques du dessin et ainsi de rendre compte des éléments esthétiques et pratiques nécessaires à la réalisation de la pièce. Les joailliers nourrissaient une certaine méfiance envers les artistes ignorants des techniques de joaillerie. Le joaillier Augustin Duflos écrivait ainsi en 1767 : « aujourd’hui, beaucoup s’en remettent pour ces travaux à des mains étrangères, qui n’ayant aucune habitude des manières spéciales à la Joaillerie, ne peuvent leur fournir que des desseins et des modèles très fautifs (…) ».


Cette méfiance excluait-elle toute collaboration ?


GG : Nombreuses sont les collaborations entre artistes et artisans depuis la Renaissance. On peut citer Holbein, le peintre à la cour de Bavière Hans Mielich ou encore Baptiste Pellerin, peintre et enlumineur parisien du XVIème siècle. Ces collaborations se sont prolongées sur la période foisonnante du XIXème siècle que nous avons choisi d’exposer. Je pense par exemple à la merveilleuse collaboration entre Alphonse Mucha et Georges Fouquet au tout début du XXème.


Mrs Jane Small, portrait miniature, Hans Holbein le jeune, vers 1540, Angleterre, Victoria and Albert Museum, London


Les joailliers ne sont-ils pas eux-mêmes des artistes ?


GG : Une hiérarchie s’établit à la Renaissance entre les arts libéraux créateurs de formes – architecture, peinture, sculptures - et les arts mécaniques, qui les reproduisent prétendument sans invention. Les joailliers sont à la confluence des deux. Sous Louis XIII, le style « cosse-de-pois » a ainsi été mis à la mode par les joailliers.


MD : Dans sa Supplication aux orfèvres publiée en 1754 dans le Mercure de France, Charles-Nicolas Cochin attaque directement cette corporation en lui déniant toute autorité à créer des formes, apanage des seuls artistes, selon lui. Les orfèvres inventaient pourtant des formes et les proposaient même à des artisans pour d’autres types de réalisations que la joaillerie. Ils ont par exemple œuvré à la diffusion du style rocaille sur d’autres médiums que ceux des métaux précieux.


GG : Des orfèvres se sont même essayé à d’autres domaines artistiques que la joaillerie. C’est le cas de Meissonnier, un orfèvre parisien d’origine italienne particulièrement attaqué par Cochin qui proposait des modèles d’architecture, de mobilier, etc. Autel, tabernacle d’église ou aménagement de maison : une fois que l’on sait dessiner, le champ des possibles s’élargit !



La question du statut artistique du joaillier amène à celle de l’anonymat du dessin joaillier.


GG : Les dessins sont pour la plupart des œuvres anonymes. L’individualité du dessinateur s’efface au profit d’une création collective, le bijou. Le dessin joaillier n’est donc que très rarement signé.


MD : Le dessin, en tant qu’œuvre préparatoire, n’a aucune raison d’être signé et ne se distingue pas en cela des esquisses réalisées par les peintres. En revanche, les planches gravées diffusées aux XVIIème et XVIIIème siècles le sont. La signature de l’inventeur précède la mention « invenit », en face de celle du graveur. Certains recueils de modèles, comme Le livre des ouvrages d’orfèvrerie de Gilles Légaré paru en 1663, étaient largement diffusés. Au XIXème siècle, cette pratique de la planche gravée disparaît peu à peu au profit d’autres modes de diffusion comme les périodiques, qui présentent plutôt la pièce finie que le dessin.

Livre des ouvrages d’orfèvrerie, Gilles Légaré, 1663. Cliquer sur chaque image pour l'agrandir.



Plusieurs étapes jalonnent la conception intellectuelle du bijou, de la première esquisse au projet abouti. Ce processus répond-il à des impératifs ?


MD : Chaque dessinateur et atelier avait son mode de fonctionnement, mais trois étapes me semblent malgré tout incontournables. Tout d’abord, la première idée jetée sur le papier, puis la mise au net de cette idée à travers un dessin plus complet, un premier choix de pierres… Enfin, le gouaché présente la forme la plus aboutie du bijou, tel qu’il sera amené à être réalisé. Des ajustements sont bien sûr encore possibles à l’initiative du commanditaire ou du joaillier.


GG : La première étape est toujours très émouvante car elle nous permet d’approcher le processus créatif de très près, avec ses recherches, ses inspirations, ses fulgurances, mais aussi ses hésitations et ses repentirs. C’est souvent un chemin sinueux, comme ce que l’on peut observer dans les manuscrits d’écrivain.


Le dessin est aussi parfois conçu comme un document commercial.


MD : Au XIXème siècle, certaines maisons se contentaient de commercialiser les pièces de joaillerie, sans les créer ni parfois même les fabriquer. Elles faisaient appel à des dessinateurs et ateliers de production « en chambre ». Lalique a commencé ainsi sa carrière, avant de fonder sa propre maison. Le joaillier Alexandre Brédillard aurait eu, en plus des créations conçues pour sa propre maison, une activité de dessinateur et peut-être de production, dédiée à d’autres maisons.


GG : Pour aider la vente de ses modèles à des clientes ou à des maisons, Brédillard dessinait sur des cartons rigides, faciles à manipuler et à présenter, dont on peut voir quelques exemples dans l’exposition. Ces dessins sont numérotés, ce qui laisse penser à un catalogue et, dans leur partie inférieure, y figure un code chiffré mentionnant un prix avec le coût de production et la marge.


Maison Mellerio Borgnis, Dessin d'un devant de corsage en pluie, Fac simile, vers 1865, Paris, Fonds Van Cleef & Arpels sur la Culture Joaillière


L’exposition met en lumière l’énergie créatrice des joailliers, dont les dessins semblent parfois s’abstraire de toute technicité et créent des mondes purement imaginatifs.


GG : Le dessin joaillier est un lieu où s’expriment, avec beaucoup de fantaisie, liberté et créativité. Le joaillier sait très bien que certaines pièces sont irréalisables.


MD : On peut effectivement s’interroger sur les possibilités techniques de réaliser certaines pièces dessinées. Cela ouvre tout un champ de réflexion sur le statut de certains de ces dessins. Le paon de Léon Hatot présenté dans la dernière salle de l’exposition est entouré d’un cadre blanc : l’artiste l-a-t-il considéré comme autre chose qu’un modèle à réaliser ? Quelle était son intention ?


GG : L’un des propos de l’exposition était de montrer qu’avec le temps, ces dessins peuvent aussi être regardés comme des œuvres d’art. Le parcours scénographique s’achève ainsi par des œuvres encadrées, accrochées sur des cimaises, comme dans un musée.

René Lalique, Dessin de diadème [Hortensias], vers 1900, Paris, Fonds Van Cleef & Arpels sur la Culture Joaillière


Exposition du 10 juin au 15 octobre 2021

École des Arts Joailliers

31, rue Danielle Casanova, 75001 Paris

Entrée gratuite, sur réservation sur www.lecolevancleefarpels.com

Livre Le Bijou Dessiné par Guillaume Glorieux, Michaël Decrossas et Stéphanie Desvaux, Coédition Norma / L’École des Arts Joailliers

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