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Martes Bathori, dessin yakuza

Qui est Martes Bathori ? Un anagramme, mais encore ? Beaucoup de choses ! Dessinateur, céramiste, vitrailliste, sculpteur de carton ou shungaïste tendance yakuza, Martes aime travailler de ses mains et les laisser s'exprimer sans limite de forme ou de technique. Je l'ai rencontré dans son atelier parisien au milieu de créations à la force expressionniste, celle d'un esprit libre abstrait de tout diktat.



Comment as-tu commencé ?


J’ai travaillé pendant dix ans avec Nathalie Lété que j’avais rencontrée en première année aux Arts Appliqués à Olivier de Serres. Nathalie est ensuite partie à Duperré en section mode et moi en section scénographie à l’école de théâtre de la rue Blanche, où j’ai appris à travailler en volume.


Tu as travaillé dans le monde du théâtre ?


J’aurais adoré faire des scénographies de théâtre. Dans les années 80, un de mes artistes préférés était David Hockney. Les décors d’opéra qu’il réalisait alors étaient géniaux, mais les décors peints n’étaient malheureusement plus à la mode quand je suis sorti de la rue Blanche. C’est ce qui nous a conduits, Nathalie et moi, à travailler dans le milieu de la mode. On a commencé à concevoir des vitrines pour divers créateurs, de Willy Smith à Marithé et François Girbaud jusqu'à Lagerfeld et Chanel. On faisait des sculptures en carton peint pour leurs vitrines et des décors pour les défilés.



Scénographies de David Hockney. Cliquer sur les images pour les agrandir.



Comment avez-vous été amenés à travailler pour le monde de la mode ?


Ce sont les portes ouvertes de Duperré qui nous avaient offert cette opportunité. Les grandes boîtes y venaient faire leur marché auprès des étudiants. Ca s’est emballé à toute vitesse et en quelques années, on a fait énormément de choses ! Pas qu’à Paris, également au Japon, notamment pour un importateur de mode émergente française, HP France. Notre dernière collaboration en duo au Japon été réalisée pour Shiseido, à Tokyo.


Sculptures en carton réalisée pour une vitrine de magasin



Comment étaient fabriqués les volumes en carton que tu réalisais alors ?


Ce sont des structures en carton entièrement creuses, comme de la tôle soudée, sur lesquelles on peignait et dessinait une fois construites. Mais à l’époque, nous avons également fait beaucoup de lithographies. Elles se vendaient comme des petits pains au Japon. C'est comme ça que nous avons appris à dessiner en séparant les couleurs selon le nombre de passages. On avait hérité une presse de l’atelier de lithographie de l’école des Beaux-Arts de Paris que nous avions intégré après Duperré et la rue Blanche. Salzmann, le responsable d'atelier, avait retrouvé dans un entrepôt de l'école quelques presses démontées qu’il ne pouvait pas installer dans l'atelier faute de place et en attendant des travaux de réaménagement en prévision, il a proposé à quelques étudiants qui allaient quitter l'atelier de leur prêter. Un jour, dix ans plus tard, Salzmann m'a appelé pour la récupérer. Depuis, je me suis creusé les méninges en tous les sens pour essayer de retrouver une manière de compenser le manque ; c'est comme ça que j'en suis venu, en peinture et dans mes bandes dessinées, à travailler par couches successives de couleurs primaires.


Martes Bathori, Lola, reine des porcs



Les dessins sont très expressionnistes, un peu à la George Grosz.


Lithographie d'Otto Dix



Oui, c’est vrai. L'expressionnisme allemand est le mouvement artistique qui m'a de loin le plus influencé, jusqu'à maintenant encore. J'ai, collé au fond de la rétine, cette lithographie d'Otto Dix qui représente une vieille dame avec un grand chapeau rose : chaque fois que je contemple une feuille de papier vierge avant de commencer un dessin en couleur, c'est la première image qui s'impose à moi. Lorsque je commence un dessin en noir, c'est le lanceur de grenade de la série de gravures sur la guerre qui apparait ! D'une certaine manière, je ne fais qu'essayer vainement d'échapper à ces deux visions persistantes depuis trente ans !


La lithographie est une technique qui a quasiment disparu car elle coûte cher par rapport à d’autres procédés comme la sérigraphie. L'atelier Item à Montparnasse continue mais il n’en existe plus beaucoup d’autres… La lithographie a été bousillée dans les années 60/70. La technique était alors à la mode et des galeries spécialisées ont fait signer des montagnes de feuilles blanches à des artistes comme Dali avant de les imprimer de façon dégueulasse. Des trucs mochards à la limite de l’escroquerie (imprimés en offset à des milliers d'exemplaires, mais vendus comme de la litho à tirage limité) ont été mis sur le marché et ont contribué à dévaloriser cette technique.


Mon regard se pose sur des vitraux posés dans un coin de l’atelier de Martes.




Cliquer sur les flèche pour faire défiler les images



J'aime beaucoup tes vitraux. Ce sont des commandes ?


Non, plus maintenant… Dans les années 90, en revanche, j’ai réalisé de nombreuses enseignes de magasins en vitrail au Japon. Maintenant j'en fais un de temps en temps, mais c'est difficile à vendre. Dans les pays de tradition catholique, le vitrail est associé à l'église et à la religion, contrairement aux pays protestants où on le retrouve plus facilement dans les bâtiments "civils". Le verre de belle facture coûte cher ; seul Saint-Gobain continue à produire et à diffuser des verres soufflés en France. Au moment où j'ai commencé à faire du vitrail, j'avais eu la chance de récupérer un vieux stock de verres anciens dans un atelier qui fermait.



Vitraux pour des enseignes japonaises. Cliquer sur chaque image pour l'agrandir.



Peut-être pourrais-tu t’approvisionner dans d’autres pays ? J’ai récemment écouté un documentaire passionnant sur France Culture à propos d’un vitrail dont le musée de La Piscine de Roubaix a fait l’acquisition l’année dernière. L’œuvre représente un homme dénommé Mamadou, grande figure roubaisienne des années 30 aux années 80 au cours desquelles il exerça la profession de chiropracteur-guérisseur. Mamadou étant d’origine sénégalaise, l’hypothèse était émise que le vitrail y fût réalisé. Il y aurait au Sénégal une tradition de vitrail. Je l’ignorais complètement.


Moi aussi ! Je connais la tradition du vitrail au Yemen mais c’est plutôt de la dalle de verre incluse dans du béton ou du plâtre. Un peu comme les vitraux de la chapelle Notre-Dame-du-Haut de Le Corbusier à Ronchamp.


Shunga de Utagawa Kunisada, 1827



Tu t’intéresses à l’estampe japonaise ? Je vois le mot « shunga » (estampes japonaises érotiques, NDLR) écrit sur ce vitrail…


Oui, tout à fait. Hoochie Coochie qui a édité Hoïchi le-sans-oreilles que tu avais acheté à l’occasion d’un festival où nous nous sommes rencontrés il y a quelques années, a publié un livre en sérigraphie que j'ai dessiné en hommage aux shungas : Yakuza Shunga. Autrement dit: "Peintures de printemps de truands".


Martes me montre le livre imprimé en sérigraphie.


Avec des yakuzas, il est un peu violent du coup ! Et aussi très drôle. Quelle est la place de l’humour dans ton travail ?


Je trouve ça drôle aussi, bien que beaucoup de gens ne voient pas au-delà de la violence des situations mises en scène ! Je vis d'ailleurs dans une position assez inconfortable dans mon travail en général: on me renvoie souvent l'image d'une violence univoque (dans mon travail) comme si l'humour avec lequel je le pétris n'était pas perceptible.


Yakuza Shunga, Martes Bathori, 2015, Editions Hoochie Coochie, imprimé en sérigraphie


Ah bon ? Il y a un côté grotesque pourtant. Qui ressemble presque à une iconographie médiévale.


L’imagerie érotique japonaise est aussi complètement grotesque : les personnages très raffinés, dessinés avec beaucoup de finesse, pourvus d’énormes sexes totalement disproportionnés.


Tu as raison ! Les japonais adorent le grotesque. Tu as vu l’expo Hiroshige au Petit Palais et Hokusai au Grand Palais ? Les personnages culs à l’air, qui pètent ou prennent des pauses drolatiques y étaient nombreux.


Le grotesque est moins présent dans l’imagerie japonaise populaire actuelle, l'influence du puritanisme de la culture américaine très présente depuis la fin de la seconde guerre mondiale a beaucoup pesé sur la société japonaise : le "kawaï"(mignon) a éclipsé le "guro" (grotesque) qui ne survit plus que dans la culture underground.



Extraits du Chien enragé de Akira Kurosawa, 1949



Peut-être et en même temps, regarde les mangas. J’en lis beaucoup en ce moment sur les conseils de mon fils et on y trouve beaucoup de personnages grotesques, outranciers, qui hurlent à tout va.


De même dans le cinéma japonais. Lorsque j’étais enfant, mes parents m’emmenaient voir des films japonais dans les cinémas d’art et d’essai du quartier latin. Ils étaient souvent très violents. Dans Chien enragé (1949) d’Akira Kurosawa dont tu vois l’affiche au fond de l’atelier, les personnages hurlent tout au long du film. Et ça continue de gueuler dans les films japonais jusque dans les années 80 ! Ce n'est qu'avec l'arrivée dans les années 90 d'une nouvelle génération de cinéastes beaucoup plus policés qu'un grand calme s'est installé sur les bandes-son nippones. Quand je suis allé au Japon pour la première fois, j’ai été frappé par le contraste entre cet art du grotesque et la vie quotidienne des gens en apparence si policée.


Pour en revenir à l’humour, je ris beaucoup quand je dessine et écris. Je n’ai pas de volonté d’être grotesque a priori mais c’est effectivement ce vers quoi je tends naturellement. J'ai tendance, même dans la vie courante, à remarquer avant tout l'aspect bizarre ou ridicule de ce qui m'entoure.


Martes Bathori, Crayon sur papier



Ca se sent, que tu te marres en dessinant !


Lorsque je regardais, gamin, les peintures des musées aux parquets grinçants où l'on m'emmenait, ce qui m'ennuyait terriblement comme beaucoup d'enfants, je cherchais toujours les peintures où quelque chose pouvait me faire au moins sourire. Du coup j'ai appris à aimer la franchise avec laquelle certains portraits étaient campés, en accentuant telle ou telle disgrâce. Si le commanditaire avait des boutons sur le nez, ils étaient reproduits, sans concession.


Tout au long de l’histoire de l’art, des artistes – même en apparence sérieux – ont glissé des traits d’humour dans une mise en scène, un objet, un détail qui apparaît presque comme un clin d’œil. L’humour est une chose profondément humaine dont je ne peux imaginer qu’il soit exclu de la création artistique.


On le voit beaucoup chez les peintres hollandais, flamands… Je pense notamment aux portraits de commerçants dans la peinture flamande du 16eme siècle, à des peintres comme Grünewald, Franz Hals, Hogarth, évidemment toute la dynastie des Bruegel, de la peinture du Nord en général. Il m'a fallu plus de temps pour apprécier la peinture du Sud, que je ressentais instinctivement comme une peinture du pouvoir et de mainmise sur les esprits. Ce n'est que par l'aspect "sensationnel" de la peinture religieuse que j'ai fini par l'apprécier : les jets de sang des têtes coupées dans les représentations de Judith et Holopherne, les décapitations de Saint Jean-Baptiste, les innombrables martyrs de Saint Sébastien… et bien sûr, un des thèmes qui m'a le plus fait gamberger dans mon enfance, le Massacre des Innocents!



Le massacre des innocents, Nicolas Poussin, huile sur toile, vers 1625, Musée Condé


Plus près de nous, des peintres comme Otto Dix ont une forme d’humour très subversive. A ses débuts, il a été soutenu par une femme incroyable - Johanna Ey – qui était à la fois boulangère et galeriste. Elle connaissait tout le monde à Berlin et a aidé de très nombreux artistes à percer. Grâce à elle, Otto Dix a pu réaliser de nombreux portraits pour de riches commanditaires qu’il a peints au vitriol : les personnages y sont tous plus affreux les uns que les autres ! Je ne sais pas si on pourrait encore faire des portraits aussi dévalorisants pour le commanditaire. La société allemande de l’entre-deux-guerres apparaît dans sa peinture complètement schizophrène et à ce titre passionnante.



Extraits de L'île du doktor More O. Cliquer sur les images pour les agrandir



Tu as toujours fait de la bande dessinée ?


Non, j’ai commencé vers l’an 2000 lorsque les commandes d’objets en volume sont devenues plus rares et leur amoncellement trop encombrant dans mon atelier ! Il a fallu que je trouve d’autres manières de faire et la bande dessinée s’est imposée comme un médium assez génial. Il suffit d’un bloc de papier, d'une plume et d'une bouteille d'encre pour raconter des histoires ; je me suis tout de suite lancé dans de longs récits improvisés d'une cinquantaine de pages minimum, écrits et dessinés d'un seul trait, sans crayonné ni scénario : une variante personnelle de performance artistique, méthode inchangée jusqu'à maintenant, sauf quand le texte est écrit en vers. Je suis obligé de l'écrire en amont.


Extraits de Pas de répit pour les zombis. Cliquer sur les flèche pour faire défiler les images



J’imagine que tu avais toujours dessiné depuis l’enfance.


Ma mère dessinait des story boards dans des grosses agences de pub. Lorsqu’elle travaillait à la maison, je m’asseyais en face d’elle (elle ne pouvait pas me chasser, c'était la seule table de la maison, là où on mangeait) pour dessiner. C'était très agréable, on papotait tout en dessinant. Elle utilisait des « magic markers » de toutes les couleurs au quart de ton près que tu peux imaginer, une énorme boîte vachement bien classée.


Je ne crois pas connaître ces « magic markers ».


Malheureusement, leurs couleurs s’effaçaient au fur et à mesure des années jusqu’à devenir presque invisibles. C’était de jolis objets : des petits pots en verre avec un capuchon de la couleur de la teinte et une mèche qui trempait dans le récipient. Tu pouvais ouvrir le flacon et le recharger avec un diluant. Ma mère indiquait sur le flacon le niveau de dilution de la couleur pour identifier la nuance.


Enfant, j’ai beaucoup dessiné de personnages et de scènes d'action. Je dessinais ce que je lisais. J'adorais les gravures illustrant les romans de Jules Vernes édités en livre de poche. Du coup, j'illustrais tous les bouquins que j'aimais, les romans de Stevenson et de Jack London notamment. Curieusement, je n’ai jamais fait d’illustration, à l’exception de quelques commandes en volume dont je n’aime pas beaucoup le résultat à cause de la difficulté supplémentaire de l'étape indispensable de la photographie.


Martes Bathori, crayon et graphite sur papier



J’ai effectivement remarqué que tu n’aimais pas illustrer.


Je préfère raconter mes propres histoires. Ma série la plus importante de bandes dessinées, UTOPIA PORCINA, est une suite de La ferme des animaux d’Orwell. J'ai lu maintes fois cette fable ; le fait qu’elle soit courte et qu'elle finisse mal pour les héros de l'histoire m’a toujours tarabusté. Dans le contexte du début de notre siècle où l'on s'est mis à réfléchir à nouveau activement à notre position d'êtres humains dominant et dirigeant la nature et les animaux, je me suis emparé du sujet pour élaborer ce que nous, humains, appellerions une dystopie, mais que les animaux applaudiraient comme une véritable utopie : les cochons des élevages industriels prennent réellement le pouvoir et créent un nouveau monde. C’est ce que j’aime : imaginer une nouvelle société, pas bien différente de la nôtre en fin de compte, ce qui me permet d'en souligner les travers et de la critiquer tout en évitant de faire directement la critique de notre propre société comme les caricaturistes de presse le font habituellement. Je vois bien la façon dont la plupart des dessinateurs travaillent : ce n’est pas mon truc. Je n’arrive pas à coller directement aux situations que l'on vit en direct, ou plutôt cela ne me plait pas de hurler avec les loups. J'apprécie la possibilité de prendre du recul à travers un autre récit.


Martes Bathori, crayon sur papier

Il y a souvent de la typo, du texte. Y-a-t-il un lien avec le fait que tu t’exprimes en racontant des histoires ?


Oui, certainement. Martes me montre une série de dessins au crayon noir et rouge. Il y a des fausses couvertures de magazines. Celui-ci s’appelle L’Oreille interne. J’aime bien réaliser des faux journaux, raconter une réalité décalée. Sur le même principe, j’ai édité une sorte de tabloïd – Skandal hebdo - au moment des dernières élections présidentielles, sur une campagne électorale inter-espèces où s’affrontent les animaux et les humains dans la conquête du pouvoir. J'y étais moi-même critiqué par l'opposition porcine et à l'occasion de la sortie de mon dernier bouquin (HAMGRAD 2035 : KARAGANDA, qui raconte la vie future dans la société porcine et révèle notamment l'existence d'élevages intensifs d'humains pour la consommation des porcs), une véritable manifestation de porcins très remontés contre moi s'est déroulée devant la célèbre librairie Le Monte-en-l'air pendant la séance de dédicaces !



Le Monte-en-l’air est une super librairie que j’invite tout le monde à découvrir (2 rue de la Mare, 75020) ! Comment travailles-tu ?


Je varie les techniques. Beaucoup à l’encre, que ce soit à la plume ou au pinceau. Crayon, feutres Posca lors des dédicaces. Leurs pigments sont de bonne qualité et j’aime beaucoup le côté mat de cette gouache en feutre. Des crayons de couleur, également. Je travaille de façon très intuitive. Comme beaucoup d’artistes que je connais, je me sens proche de l’art brut ou de ce qu'on appelle aussi l'art singulier, manière de mettre de côté tous les artistes qui ne répondent pas aux critères du monde de l'art "savant" dit "contemporain".



Oui, ils ne sont pas dans cette frénésie de questionnements qui anime souvent l’art contemporain.


Loin de moi l'idée de critiquer les artistes d'art dit contemporain. C'est plutôt l'obligation du respect de protocoles et de règles assez artificielles dans ce milieu qui m'ennuie. Mais, je comprends aussi cela. C'est un milieu qui cherche à protéger une légitimité intellectuelle qu'il a mis du temps et beaucoup d'efforts à construire. Autrefois, les artistes étaient considérés comme des valets au service du pouvoir, puis comme des excentriques fantaisistes comme "le fada" Van Gogh. Ce n'est que récemment qu'ils ont réussi à se hausser à un niveau de considération intellectuelle égale aux "penseurs", au même titre que les scientifiques, les écrivains et les philosophes.



Tes pratiques artistiques sont très diverses. Est-ce une forme de lutte contre la routine que pourrait représenter la reproduction systématique d’un style, d’une technique ou d’un procédé ?


Quand une forme de confort s’installe, j’ai besoin de changer. Comme tu l’as vu, mes pratiques sont très diverses : dessins, vitraux, céramiques… Certaines sont très libres, d’autres plus contraintes comme dans les dessins sur papier quadrillé à la main que je viens de te montrer. Je laisse aussi les choses reposer. Je fais un premier jet que je mets de côté et je m’y replonge, parfois plusieurs années après. Je fais souvent ça avec les bandes dessinées.



Diorama. Cliquer sur la flèche pour faire défiler les images.



Cette diversité de pratiques est une chose que j’apprécie particulièrement chez un artiste comme Picasso, que l’on évoquait avant de commencer l’interview.


On retrouve aussi cette liberté chez beaucoup d’artistes contemporains, qui s’expriment aussi bien par la peinture, des vidéos, des installations… Elle est en revanche moins présente dans le milieu de la bande-dessinée, parfois à mon goût trop préoccupé par la perpétuation par leurs auteurs de styles immédiatement reconnaissables. Ce n’est heureusement pas le cas de tous les éditeurs. Futuropolis puis l’Association, Le Fremok, Les Requins Marteaux et désormais une multitude de jeunes éditeurs jouent un rôle important dans le renouvellement de la culture picturale et graphique populaire. En proposant des ouvrages différents, avec des graphismes et des dessins en marge de la bande dessinée plus traditionnelle, ils contribuent à faire évoluer le regard que les gens portent sur le dessin.


Martes Bathori, encre de chine sur papier



Ces éditeurs ont aussi contribué à embellir l’objet livre par le choix de papier, de belles mises en couleurs… Combien de bande-dessinées publiées chez des éditeurs traditionnels bêtement gâchées par des couleurs trop visiblement photoshopées. C’est dommage !


Dans une économie qui cherche la rentabilité maximum, les couleurs y sont appliquées par des coloristes très mal payés. Le travail est souvent vite fait, avec une utilisation systématique du fameux "pot de peinture".


Photoshop est pourtant un outil extraordinaire que l’on peut utiliser de mille façons différentes avec des rendus de matières très intéressants...


Je l’utilise d’ailleurs en intégrant des trames que je dessine moi-même, et je "fabrique" mes propres outils pour éviter cet effet d’uniformisation. Quand tu regardes affiches et prospectus de la vie courante, tu peux très facilement identifier le processus de fabrication sur photoshop : ici l’effet de transparence untel, là le dégradé au "pistolet"… On voit tout, étalé comme un tutoriel ! C’est le drame visuel de la démocratisation de l'outil Adobe combiné à l'engouement pour les métiers artistiques. Les gens qui autrefois voulaient devenir coiffeur ou vétérinaire veulent désormais devenir styliste de mode, photographe ou graphiste.



Cette démocratisation des outils est aussi géniale car elle facilite l’accès au processus de fabrication, mais ça a aussi sans doute contribué à enlaidir le paysage. Aux puces, j’adore acheter des vieilles brochures de typo, des catalogues d’imprimeurs… Tout est joli, que ce soit les mises en page, les reliures, les gravures…


Les livres de médecines, les vieux dictionnaires et tant d’autres documents, qui étaient conçus avec un soin incroyable, avec un très large choix de techniques de réalisation, jusqu'à ce que l'offset monopolise tout le domaine de l'impression après la seconde guerre mondiale. Maintenant, les images doivent juste être claires et efficaces.


Gravure extraite de l'ouvrage d'ophtalmologie Ophthalmodouleia, Georg Bartisch, 1583



Oui, les documentations techniques étaient aussi très souvent magnifiques.


L’autre jour, je suis tombé dans une brocante sur la brochure d’un fabricant de meubles des années 30. La reliure était en toile et le lettrage embossé sur la couverture, un papier reliure avait été choisi pour les pages de garde et tous les meubles entièrement dessinés.


La perte d’esthétique est une chose assez étonnante sur laquelle je m’interroge souvent.


Elle est certainement due à la volonté de rationalisation du monde. Autrefois, la moindre machine ou outil de métier était pourvue d’un détail comme une colonnette en bronze, un motif floral "inutile"… Le Bauhaus– dont on adore par ailleurs l’esthétique – Le Corbusier puis les architectes de la reconstruction ont mis un terme à tout cela en ôtant le superflu au nom d’une rationalisation des formes et des façons de vivre… Du coup, j’entretiens un rapport complexe avec la modernité.


C’est ce que je constate chez de nombreux dessinateurs !


Chez tous les travailleurs manuels ! Mais je me méfie en même temps de la nostalgie pour les "jolies choses du passé": on les aime tant parce que, n'étant plus produites, elles sont devenues rares, et par là même "admirables". Il faut continuer à inventer, à se projeter dans l’avenir. En France, la création artistique me semble d’ailleurs plus vivace en ce moment qu'elle ne l'a jamais été, et les hiérarchies esthétiques en place jusque-là vacillent sur leur socle. Je suis bien curieux de voir comment ça va évoluer dans les années à venir.


Je suis bien d’accord avec toi. Nous vivons à une époque de bouillonnement créatif passionnant. Ca donne le vertige !




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