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Agnès Rosenstiehl, l'enfance libre !

Poursuivant mes rencontres avec les artistes qui ont bercé mon enfance, je me suis rendue chez Agnès Rosenstiehl dont trois des livres - De la coiffure, Les filles et La Naissance - viennent de reparaître aux éditions La ville brûle. Il faisait très froid ce jour-là, glacial même et Agnès m'a chaleureusement accueillie dans sa maison parisienne de conte de Perrault, avec une tasse de tisane fumante accompagnée de biscuits. Moments régressifs et émouvants dont je la remercie encore une fois de tout cœur.



Dessin original réalisé pour Drôle d'alphabet, publié chez Larousse en 1973



Je vous connais depuis très longtemps – presque quarante ans – à travers un des livres que j’ai le plus lu enfant : Drôle d’alphabet, où une tarte aux pommes passe de page en page entre les mains de personnages formant les lettres de l’alphabet. Ce ne sont pas seulement vos dessins qui me plaisaient mais aussi la liberté de ton qui s’y exprimait. Je me souviens de la lettre N dessinée avec les nattes africaines d’une petite fille toute nue, qui me semblait alors le comble de la subversion.


J’exprime par le dessin tout ce que je ne peux pas dire de façon assez subtile par le texte. Je l’ai dit de nombreuses fois, mais cela ne me dérange pas de le répéter : les hiéroglyphes égyptiens où le sens, le texte, est dessiné, sont et restent toujours mon modèle absolu. C’est une écriture très sophistiquée et extrêmement riche.


Mimi Cracra, Soleil, tu chauffes, Le seuil jeunesse, 2003

Les textes, dont la liberté de ton imprègne chaque mot, accompagnent aussi merveilleusement le dessin, en faisant vivre l’espièglerie des personnages.


L’écrit et le dessiné ne sont pas séparables pour moi. J’aime le contraste entre ce qui est dit et ce qui est vu. Il y a aussi un jeu d’auto-ironie, lorsqu’une petite fille très mignonne dit des choses très culottées. Quand je commence un livre, je ne sais pas moi-même si telle idée va se retrouver dessinée ou dite avec des mots…Donc, oui, les textes sont très importants mais aussi un exercice de réduction : si je peux en dire moins, c’est mieux. Sans doute parce que je suis un peu bavarde de nature ! Je m’efforce de condenser.


Image extraite de L'alphabet fou, Larousse, 1978



Ce sont souvent des mots dans des bulles. Des mots parfois énoncés comme s’il s’agissait d’onomatopées, de sons…

Tout ce qui est musical me plait : les dissonances, les assonances… Il y a beaucoup de bulles, effectivement, mais pas seulement. Dans Le livre de la langue française publié chez Gallimard, je voulais concevoir un recueil rassemblant des moyens mnémotechniques à l’instar de « mais où est donc or ni car ». J’ai imaginé plein de phrases de ce type.


Agnès scande à toute vitesse et beaucoup de drôlerie des phrases amusantes réunissant des exceptions à des règles d’orthographe.


Extrait de Le livre de la langue française, Gallimard, 1985



Les mots en « oc » prennent deux « c » sauf… « sur l’ocre océan d’octobre, l’oculiste m’octroie un globe oculaire » ou « cor » toujours écrit avec deux « r », sauf « la corolle du corail coréen est coriace ! Prends du coriandre de Corinthe ! ». Je me délecte de toutes ces choses qui traînent dans ma tête, de telle façon qu’on me dit être oulipienne !



Les jeux autour des mots sont très drôles. Vous citez l’Oulipo. Je sais que votre époux (le mathématicien Pierre Rosenstiehl) en est membre. Quel lien entretenez-vous avec l’Ouvroir de littérature potentielle ?


Ils n’acceptent pas de couple ! Je répondrai en rigolant, que j’ai inventé l’Oulipo avant même qu’il existât…



L’Oulipo s’inscrit aussi dans une tradition littéraire de Rabelais à Alphonse Allais… Oui, c’est le boulevard Saint Michel qui se prolonge jusqu’à la mer … (proposition de Ferdinand Lop, éternel candidat à la présidence de la République sous la Ive République). J’aime tout ce qui est loufoque. Jean-Pierre Brisset, par exemple : « Si l'époux vend la table, c'est épouvantable ». Il a inventé une étymologie fantaisiste à se tordre.


Extrait de La grande nouvelle, Jean-Pierre Brisset, 1900


Pour le mettre en boîte, Jules Romain, à qui Brisset avait adressé deux de ses livres, a orchestré un canular avec tous ses copains écrivains en lui décernant le titre officiel de « Prince des penseurs ». Brisset était aux anges. Il était à moitié fou, et génial !





Un hurluberlu ! Vous définiriez-vous vous-même comme une hurluberlu ?


Non, pas du tout ! Bien que je sorte tout le temps des clous, je suis trop logique pour cela. Dans le fond, je suis très ordonnée, méthodique, voire obsessionnelle.


Qu’est-ce qui vous a amené à illustrer des livres pour enfants ?

Ah non, je n’illustre pas ! Quelquefois, j’ai fait illustrer mes textes mais jamais – à une exception près qui confirme la règle : le Grimoire d’Anne-Marie Chapouton – je n’ai illustré un livre. A l’inverse, j’ai demandé plusieurs fois à mon fils, Pierre Gay, qui a travaillé au studio Hergé, d’illustrer mes livres, notamment quand il faut représenter des adultes comme pour L’Alphabet fait des histoires (Gallimard Jeunesse, 1984) ou Le Livre de la langue française (Gallimard Jeunesse).



Oui, mon terme était effectivement impropre. Qu’est-ce qui vous a conduite à écrire et concevoir des livres pour enfants ?

Petite, j’adorais les quelques journaux pour enfant auxquels j’avais accès. On m’interdisait les bande-dessinées que mes parents trouvaient laids. Mickey était impensable ! Même Tintin ! Quand j’ai découvert Tintin chez des copains, j’ai adoré ! Pareil pour Alix. Vous m’avez parlé de votre enfance et je vois très bien ce que représentent les livres que l’on a adorés quand on est jeune. Et de la même façon, je perçois très bien ma responsabilité, en tant qu’auteure, lorsqu’il s’agit d'entrer dans la tête des enfants !


Carte postale Mimi Cracra, Editions du Désastre

Les livres sont un refuge…

Oui ! Le goût de la lecture ne m’a jamais quittée. Même si je suis fatiguée, préoccupée, peinée, il n’est pas de soir où je me couche sans un livre. Je n’ai jamais eu de chagrin qu’une heure de lecture n’ait dissipé, pour reprendre le mot de Montesquieu. J’applique cette maxime « épaissément », en plusieurs couches ! Je suis une lectrice compulsive.

Les livres, donc… et les livres pour enfants ?

Rien ne m’y conduisait. Mes études furent exclusivement musicales. J’ai suivi les cours du Conservatoire National en classe d’harmonie où j’ai obtenu la récompense max. J’ai adoré plonger dans cet univers abstrait au dernier degré, m’exercer à cette gymnastique mentale extrême que sont les lois de l’harmonie classique. J’ai vraiment adoré ça.


Agnès replonge avec humour dans ses cours en mimant la lecture d’un traité d’harmonie.


Ah attention, si on met la tierce en bas, le son est lourd ; une note commune permet de culbuter…. C’est une succession de règles inimaginables : plein de chausse-trappes et de « ne pas » !

C’est une grammaire…


Une grammaire qui produit des effets particuliers car ils sont immédiats ! A mon goût rien ne vaut cette science que j’ai acquise au Conservatoire !


Soudain, Agnès tient à me rassurer sur l’imminence de sa réponse à ma question initiale : comment a-t-elle commencé à dessiner des livres pour enfants ?

Ne vous inquiétez pas, je vais répondre à votre question mais cette digression était utile car nous sommes au cœur du réacteur ! En sortant de mon cours d’harmonie avec mon premier prix, je ne voyais pas ce qui pouvait dépasser la jouissance éprouvée à l’écoute de Monteverdi jusqu’à Stravinsky inclus. Je suis donc sortie du Conservatoire pleine d’interrogations et il m’est apparu tristement que si je n’étais pas Bach ou Mozart, ce n’était pas la peine ! J’étais frappée d’interdit : les monuments existent, écrase-toi, poussière ! Inutile d’essayer ! Prosternons-nous et faisons autre chose !



Image extraite du Livre des couleurs, 1981, Larousse

Vous avez donc fait autre chose…


Je dessinais partout, tout le temps, depuis toujours. A 25 ans, j’ai eu un enfant, puis un deuxième et un troisième et je suis allée voir Le père Castor, mes dessins sous le bras. Ils m’ont conseillé de contacter Pomme d’Api qui venait de se créer chez Bayard. C’était à la fin des années 60 ?


Oui, c’est ça… Je les ai donc rencontrés et leur ai montré mes dessins qui paraîtraient bien nuls et naïfs aujourd’hui ! L’équipe de Pomme d’Api venait de boucler le numéro 1 et m’a proposé de dessiner une double page pour le numéro 2 : l’éclaté d’une maison. Mon père était architecte ; ça m’a semblé assez simple et naturel…


Il y avait des personnages ?



Oui, mais tout petits, habitant dans la maison. A l’époque, j’illustrais en faisant ce que l’on me demandait de faire. Ca avait toutes les vertus : j’étais payée sans salir mon temple musical !


C’est à cette époque que j’ai dessiné De la coiffure, aujourd’hui réédité aux éditions La ville brûle.


Mes frères avaient créé une petite maison d’édition - les Editions des Jumeaux – et publié mon livre. La petite fille de De la coiffure est l’ancêtre de Mimi Cracra. J’y racontais tout ce que l’on peut faire avec de longues nattes : sauter à la corde, par exemple…



L’ancêtre de Mimi Cracra ?


Lorsque les Editions des femmes ont réédité De la coiffure au milieu des années 70, Pomme d’Api – d’habitude si classique et BCBG - a été interpelé par cette liberté de ton. Le journal m’a alors demandé de créer un personnage pas très consensuel qui se lave les mains en mouillant tout partout : c’est ainsi qu’est née Mimi Cracra en 1976. Une double page m’a été proposée, qui s’est poursuivie quasiment tous les mois jusqu’en 2005.


Je ne savais pas que la publication de De la coiffure par les éditions des femmes était déjà une réédition. Leur catalogue à destination des enfants était très intéressant. J’ai beaucoup lu Rose Bombonne lorsque j’étais enfant.


Il y avait aussi Clémentine la tortue (Clémentine s’en va de Adela Turin et Nella Bosnia sorti en 1976). Son mari lui offre des cadeaux : un collier de perles à porter sur sa carapace, puis un aspirateur, puis un ceci, un cela… Elle les porte tous sur son dos, elle est de plus en plus lourde, de plus en plus lourde, elle ne peut presque plus bouger avec tous ces cadeaux. Elle fait alors soudain quelque chose d’incroyable : elle sort de sa carapace et fout le camp ! De la même façon, Rose Bombonne sort de l’enclos où les éléphantes sont parquées et émancipe toutes ses copines de leur triste condition…

A la fin, l’égalité homme femme a été réalisée chez les éléphants ! Agnès éclate de rire et moi avec elle. La nature offre plus de justice entre les mâles et les femelles.



Comment avez-vous été amenée à travailler avec les Editions des femmes ?

Antoinette Fouque (créatrice des Editions des femmes) m’avait reçue pour me proposer de rééditer La coiffure. Elle y avait vu un manifeste féministe parce que la petite fille revient tristement à ses cheveux courts après avoir rêvé de longues nattes. C’est à cette occasion qu’elle m’a demandé de faire un livre sur les filles aujourd’hui, également réédité aujourd’hui par La ville brûle. J’étais samedi Chez les libraires associés, rue Pierre l’Ermite, une extraordinaire librairie de livres anciens et contemporains largement dédiée aux arts graphiques. Ils m’ont montré Les filles dans sa version originale des Editions des femmes. Sur la jaquette de la quatrième de couverture, une espèce de codicille a été inscrit par Antoinette Fouque en réponse à la dernière page de votre livre où le petit garçon et la petite fille s’en vont bras dessus bras dessous : « C’est dur pour nous de voir qu’une si belle amorce d’émancipation s’achève sur une situation conjugale millénaire ! Nous espérons une suite plus militante et subversive. Vivent les luttes ».



C’était une traitrise de dernière page ! Mais elles ont accepté ma page finale en l’accompagnant de ce mot. Ce droit de réponse a été ôté de la réédition, en fait je le regrette. Il pourrait être intéressant de le remettre.




Cliquer sur chaque image pour l'agrandir.


En tant qu’avocate, je trouve toujours intéressante l’énonciation de points de vue antagonistes. L’aspect très militant de la ligne éditoriale des Editions des femmes est passionnant, même s’il paraît marqué du sceau d’un autre âge…


C’était juste après 68. Tout bouillonnait ! Nous n’avions pas peur de la confrontation, au contraire ! On est plus prude, aujourd’hui, c’est un comble...


Les Editions des femmes étaient des lutteuses, de vraies guerrières, des militantes. Ma façon de voir était moins directe et plus marginale. Je me sens trop artiste pour adhérer à quoi que ce soit. Elles ont tenté de m’enrôler, mais sans succès.

De quelle façon avez-vous abordé le sujet des filles qu’Antoinette Fouque vous proposait de traiter ?

Je ne voulais pas créer un livre qui aurait mis en scène une identité de comportement : « Nous aussi on joue au ballon, nous aussi ceci, nous aussi cela ». Non ! Nous ne sommes pas pareilles ! Quand la fille crie « Du sang !! », ça a fait bondir. Mais pourquoi dit-elle « Du sang ? » Pour provoquer le garçon qui va à la guerre et n’a pas peur de faire couler le sang des autres. Elle lui rétorque « Tu rigoles, je connais le sang mieux que toi ! ». Elle prend le garçon sur son terrain d’élection, le prend de court, même si elle n’en a pas encore, de sang !



Extrait de Les filles, première édition Les éditions des femmes, 1976



Je suis en train de préparer un bouquin qui s’intitulera « A bas l’égalité » ! Aucune personne n’est égale à une autre, non ? Même si nous sommes égaux en droit, théoriquement bien entendu. Ce qui m’importe est la notion de justice. On assimile l’égalité à l’identité, alors que chaque personne est singulière et surtout, les femmes radicalement différentes des hommes ! Nous parlons de l’égalité mais il y a aussi la liberté, le premier mot qui me vient à l’esprit en lisant vos livres. Pour me faire faire quelque chose, c’est coton ! J’ai une anecdote à ce sujet. Je fournissais tant d’histoires à Pomme d’Api que l’on m’a proposé d’en être la rédactrice en chef. J’étais flattée et heureuse de cette reconnaissance et j’ai donc accepté. J’ai tenu deux mois et j’ai démissionné ! Me trouver dans la position de devoir dire aux autres ce qu’il fallait faire m’était insupportable. Demander à Claire Brétécher – qui démarrait alors – de faire comme ceci et pas comme cela me mettait en nage. Elle n’était pas encore la star qu’elle est ensuite devenue mais sa puissance de créatrice sautait déjà aux yeux.

J’ignorais complètement que Claire Brétécher avait dessiné pour Pomme d’Api. Oui, une publicité pour Gaz de France !

En tant que rédactrice en chef vous aviez un droit de regard sur les pubs publiées dans Pomme d’Api ?

Nous n’acceptions de publicité que si elles étaient dessinées sur place et s’intégraient au journal. Au moment où je me suis aperçue que je devais critiquer son dessin et le lui faire modifier dans tel ou tel sens, j’ai compris que je n’étais pas à ma place. Je suis une franc-tireuse ! Ce qui ne signifie pas que je m’autorise à faire n’importe quoi. Je pratique une sorte d’autocensure personnelle. De nature, je n’aime pas l’intrusion et préfère ouvrir des portes que m’introduire frontalement.


Extrait de Les filles, réédité par La ville brûle



Il nous appartient de trouver la juste subversion, celle qui nous correspond.


Les filles viennent de reparaître aux éditions La ville brûle. A l’occasion de lectures organisées par mon éditrice Marianne Zuzula, je me suis aperçue que je n’avais pas envie de lire certaines pages en public. Je pense au passage où la petite fille touche le sexe du petit garçon : là, la lecture doit à mon sens rester intime. Lorsque j’arrive à cette page devant un auditoire, je la tourne ! Je ne cherche pas à choquer mais à proposer, dans l’intimité d’un livre, des dessins simples sur des sujets importants.


Vos dessins sont très épurés et proposent plusieurs niveaux de lecture tant sur un plan graphique (de tout petits éléments en côtoient d’autres, mis en exergue) que sur le sens des mots.

Oui, on pioche ! Surtout dans les grands albums édités par Larousse. Vous connaissez L’Alphabet fou ?



Extrait de L'alphabet fou, Larousse, 1978


Agnès va fouiller dans sa bibliothèque à la recherche du livre. On le feuillette et Agnès me demande de lire une des comptines. Je bute sur les mots et Agnès me conseille, le sourire en coin : Il faut le lire vite !


Il y a beaucoup de clins d’œil, une complicité nouée avec le lecteur.

Oui, ça amuse tout le monde d’être contraint à bafouiller!


On retrouve évidemment les personnages de profil et un esprit graphiquement proche de Boutet de Monvel. Quand l’avez-vous découvert ?

C’était le mari d’une de mes tantes. J’ai lu ses livres, petite. Ses dessins étaient pour moi simples et aussi beaux que ceux de Kate Greenaway ou Carl Larsson.





Extraits de Vieilles chansons et rondes pour les petits enfants, Illustrations de L-M Boutet de Monvel, 1884 / Cliquer sur la flèche pour faire défiler les images


C’est amusant que vous citiez Carl Larsson. Enfant, j’avais un livre avec des dessins de Carl Larsson dont la lecture m’a également fascinée. Avez-vous vu la rétrospective que lui a consacrée Le Petit Palais ?


Ah non, malheureusement… je n’en ai pas eu connaissance. Quel artiste, je l'adore ! Il y a aussi Bibiche… c’est un autre genre! Vous connaissez Bibiche ?

Ah non, je ne connais pas Bibiche !

C’est la féministe absolue. Elle est incroyable ! Elle fait tout ce qui lui passe par la tête.

Agnès recherche Bibiche sur internet et tombe sur un site dédié à son auteure, Marie-Reine Blanchard. D’une voix facétieuse, elle me regarde avec un sourire au coin de l’œil.


Elle me fait l’effet que je vous fais ! J’ai adoré ses livres ! C’est tordant. J’aime aussi beaucoup Babar, la fraicheur des histoires, cet éléphant chic qui met un costume vert…

Il y a, dans tout ce que vous citez, une élégance de trait.

Disons que j’ai une singulière horreur de la vulgarité ou plutôt de la laideur. Bien que je les trouve drôles, je n’aime pas du tout les dessins de Franquin, par exemple : Gaston Lagaffe, Spirou… Je trouve Astérix immonde. En disant ça, je sais que j’ai l’air d’une grave, mais zut ! Je trouve ça laid. Attention ! J’admire et aime beaucoup de dessinateurs dont le style est très éloigné du mien. Grégoire Solotareff, par exemple. C’est beau ! Sa sœur Nadja, pareil. Je m’intéresse autant aux entrants qu'aux anciens…

Bien sûr… J’ai apporté quelques livres avec moi, comme Le livre des couleurs. Ce livre raconte la façon dont on fait les couleurs. A partir de quoi les fabrique-t-on et comment les utilise-t-on, y compris dans la fabrication de mots et des expressions.


Nous tournons les pages de ce très beau livre illustré de planches naturalistes.


J’ai une nostalgie pour les planches de Linné. J’ai adoré faire ça.





Planches extraites du Livre des couleurs, 1981, Larousse / Cliquer sur la flèche pour faire défiler les images.



Les mises en couleur sont faites à l’aquarelle ?


Oui, à l’aquarelle.

Et le contour au rotring ?

Oui, exactement. Après avoir fait le contour des personnages, on imprime le dessin en bleu clair sur du papier aquarelle et je passe à l’étape de la mise en couleur. Maintenant je vais faire des photocopies à l’autre bout de la rue.

Je n’ai jamais appris à dessiner. Je trouve d’ailleurs nombre de mes dessins ratés ! Les premiers Mimi Cracra, par exemple, sont abominables ! J’ai beaucoup jeté !



Il aurait fallu se poster auprès de vos poubelles pour récupérer les chutes ! L’IMEC est venu il y a dix ans et a embarqué toutes mes archives. Avant la phase d’impression, je fais donc des tonnes de brouillons et je finalise ma composition en l’ajustant sur un papier calque. Je ne suis pas du tout une technicienne, même si je dessine, je dessine, je dessine, tout le temps ! A la phase de mise en couleur, je tâche de ne pas déborder !



Calque et papier, 48 x 30 cm, rotring et aquarelle

C’est la phase de coloriage !

Oui, j’adore ! Je fais du coloriage comme un petit enfant. J’étais tellement nullarde que j’ai dû apprendre certaines techniques. Sur ce livre, vous voyez que rien n’est uniforme. On a l’impression que ce personnage a un impétigo ! Colorer la chair avec un rose uni est toujours ma terreur ! Par la suite, j’ai pris des cours d’aquarelle chez Georges Lemoine pour améliorer ma technique.



Extrait de Le livre des couleurs, Larousse, 1981

Il faut vraiment y prêter attention pour voir les maladresses ! Je trouve ça joli. Ca fait vibrer le dessin !


Certes, mais un peu cochonné… !


Je vois beaucoup d’objets et de tableaux autour de nous. Vous aimez les brocantes ? Les tableaux que vous voyez-là ont été peints par ma grand-mère. Vous venez d’une famille d’artistes ? Vous m’avez indiqué que votre père était architecte… Une famille d’artistes, certes ! Comme ma grand-mère, un de mes grands-pères était peintre, l’autre était musicien et poète… Sa femme, en revanche, était institutrice. C’est d’elle que je tiens mon sens de l’organisation ! Mes enfants sont tous artistes eux-aussi... En parlant de vos enfants, j’ai apporté un autre de vos livres chiné dans une brocante qui relate votre voyage en famille Paris-Pékin par le Transsibérien (éditions Gallimard Jeunesse, 1984). Ah oui… Il y a beaucoup de dessins de mon fils Pierre (Pierre Gay) : tous les engins, les soldats - dès qu’il y a une casquette, c’est Pierre – et même le chat.

Il est crédité, du coup ?

Non, mais on aurait dû. Il était vraiment jeune, 13 ans ...

Le texte a été écrit par votre mari et vous ?

Par mon mari en grande partie. Je suis intervenue de façon inégale sur ce texte. Mais j’ai écrit toutes les bulles : les blagues !

Nous avons encore peu parlé d’humour alors que tout votre travail en est complètement imprégné. De l’humour souvent absurde. Où prend-il sa source ?


J’aime le loufoque, le cocasse, l’humour anglais, pince sans rire. Alice au pays des merveilles ou Winnie-the-Pooh, qui parle très sérieusement à ses jouets qui à leur tour lui répondent avec politesse. Et aussi l’humour sarcastique d’Edward Gorey. Eloïse et sa façon géniale et complètement politiquement incorrecte de vivre dans un hôtel de luxe avec sa bonne. Elle fait mille bêtises inventives avec une désinvolture déconcertante ; à Paris, elle pêche dans la Seine, s’adresse au directeur de l’hôtel avec assurance... C’est très drôle et en décalage avec le pathétique de cette petite fille dont on ne voit jamais ou presque les parents, complètement livrée à elle-même.



Extrait de Eloise, Kay Thomson et Hilary Knight, 1955

Il y a une tristesse effectivement que l’on perçoit bien entre les lignes. Je me souviens de m’être souvent demandé où pouvaient bien être ses parents.

Un truc un peu triste mais transcendé par la rigolade !

Le dessin est très enlevé avec un côté Ronald Searle.


Oui, c’est vrai. Steinberg aussi.

Je ne sais même pas qui est le nom de l’auteur.


Kay Thomson et Hilary Knight. Agnès part à la recherche d’un Eloïse sans le trouver et maugrée avec facétie. Hum, je n’aime pas ça… Où est-il passé ? Je le note. Agnès griffonne quelque chose sur une feuille de papier. Eloïse, point d’interrogation. Où est-il ?



Soudain, l’interphone sonne. C’est Michel Lagarde – éditeur, agent d’artistes, grand spécialiste et amateur de dessins - qui nous rejoint. Il offre un cadeau à Agnès : L’homme en pièces, premier livre de Marion Fayolle qu’il a édité en 2011.



Extrait de L'homme en pièces, Marion Fayolle, Première édition Michel Lagarde, 2011



Nous pensons depuis longtemps, Michel et moi, qu’il y a une filiation – même inconsciente - entre les dessins de Marion Fayolle et les vôtres. Quand je lui ai posé la question, elle n’y avait pas pensé. Les personnages de profil, l’élégance du trait : il y a pourtant beaucoup de points communs.

C’est vraiment très bien, ça me plait beaucoup. C’est très poétique. Merci beaucoup, Michel. A mon tour de vous faire un cadeau.


Agnès sort de la pièce et revient avec son livre La Naissance, aussi réédité par La ville brûle, trois verres et une bouteille de whisky. La nuit est maintenant noire et l’heure de l’apéro a sonné. Comme Mimi Cracra, l’eau, nous aimons ça, mais …


Extrait de La Naissance, réédité par La ville brûle


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